Le président de la Chambre, Nabih Berry, aurait commencé à œuvrer en coulisses, hier, dit-on, sur une nouvelle initiative qui devrait aboutir à une nouvelle conférence interlibanaise de dialogue entre les différents chefs, hors du pays, en Arabie saoudite, à l’invitation du royaume wahhabite.
Il y a dix-sept ans, à Taëf, en Arabie saoudite, les principaux acteurs libanais concluaient un accord, sous l’auspice des États-Unis et de la Ligue arabe, dont l’objectif était de réformer le système politique libanais, de mettre fin à la guerre et de consacrer le pacte de convivialité. Élaboré dans le cadre d’un rapport de force international plus favorable à la satellisation du Liban qu’à son indépendance, l’accord avait débouché, de facto, sur l’occupation syrienne du pays et sur une défiguration du système consensuel.
Dans la pratique, le système, qui aurait dû recréer, régénérer des équilibres indispensables au fonctionnement de la société politique libanaise après quinze ans de guerre, a été transformé par Damas en appareil de domination des uns et des autres, et des uns sur les autres, en fonction de la célèbre formule machiavélienne du « s’il s’abaisse, je le vante ; s’il se vante, je l’abaisse ». L’un des résultats de cette équation répressive a été la marginalisation des principaux courants chrétiens, fortement hostiles à la politique syrienne au Liban, et le renforcement des trois autres composantes communautaires du pays, mais toujours dans le cadre des limites imposées par le régime syrien.
Au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri, c’est l’ensemble du verrou syrien qui a sauté, mettant à nu l’ensemble des contradictions interlibanaises alimentées par Damas durant son « mandat » sur le Liban pour mieux régner. Si le Printemps de Beyrouth a conduit, sur la scène nationale, au retrait syrien, sa dynamique est restée incomplète, parce qu’il n’a pas abouti à un rééquilibrage du système, sans parler du changement global qui aurait dû se produire à tous les niveaux : dans la pratique, dans le discours, dans le fonctionnement.
La conférence de dialogue, censée déboucher sur un nouveau modus vivendi interne qui aurait pu aboutir à un rééquilibrage du système, a eu l’effet contraire. Elle n’a pu compenser ni la crise d’identité du système politique consécutive à la levée de la mainmise syrienne, ni l’affolement ultracommunautaire des législatives 2005, ni la quasi-paralysie institutionnelle née du compromis, probablement nécessaire, mais certainement boiteux, entre les membres de la bien éphémère alliance quadripartite. Sans oublier l’ostracisme qui a frappé le général Michel Aoun et le Courant patriotique libre, et qui a été ressenti, dans certains milieux chrétiens, comme une nouvelle tentative de marginaliser cette composante du tissu socio-communautaire libanais.
Dans cette même crise existentielle, le système politique libanais a été entraîné dans une contre-réaction au Printemps de Beyrouth, avec, en toile de fond, une partie d’échec américano-syrienne et américano-iranienne. Il y a eu la guerre de juillet, et, accumulation de crises oblige, ces manifestations de décembre qui se poursuivent dans le centre-ville. Le système reste toujours à la recherche de son rééquilibrage, et les acteurs du système cherchent à maximiser leurs gains pour pouvoir continuer à exister politiquement. Et, naturellement, ainsi que l’écrivait Michel Chiha il y a soixante ans déjà, ce repositionnement communautaire se fait au détriment de l’État.
De cet indescriptible chaos qui ravage actuellement le pays, et qui menace d’éroder une paix civile encore conquérante grâce à des garde-fous quand même fragiles, il faudra bien qu’émerge un compromis, si l’on ne veut pas abattre sur nous-mêmes les fondations du pays. Ces deux dernières années ont montré qu’aucune des parties, ni les forces qui ont rendu hommage le 14 février 2006 à la mémoire de Rafic Hariri ni celles qui ont déferlé vers le centre-ville le 10 décembre dernier, ne peut prétendre accaparer le pays, l’enferrer dans une seule logique, même si la perspective de la victoire finale d’une tendance sur une autre continue inlassablement de tenter chacun des camps.
La confrontation a eu pour effet de mener au blocage total. La guerre sur les priorités internes, alimentée par les différents acteurs régionaux, empêche toute solution. La méfiance règne. La majorité accuse l’opposition de tout faire pour saboter la mise en place du tribunal international. L’opposition accuse la majorité de tout faire pour empêcher une participation équitable et équilibrée au pouvoir. Le cabinet veut faire chuter le président de la République, au mandat prorogé sous la pression, et saisir les armes du Hezbollah. La minorité considère le gouvernement Siniora comme illégal, illégitime et démissionnaire. Le Hezbollah chiite est accusé de continuer à vouloir exister comme un État dans l’État en maintenant ses armes, le Courant du futur sunnite de chercher à fomenter un complot avec l’aide des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie saoudite pour imposer l’implantation palestinienne. Les courants chrétiens, entre-temps, se disputent la représentation, en recherchant, chacun de son côté, un moyen d’influer sur une équation dans laquelle ils ne sont plus des décideurs – du moins à l’heure actuelle.
L’impasse est absolue.
C’est dans ce sens que, par-delà le statu quo qui paralyse le pays, et après l’échec de la médiation menée par le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, l’idée d’une initiative saoudienne a été lancée par Ryad et proposée au président de la Chambre, Nabih Berry. Une initiative qui fait son chemin, puisqu’il est désormais question, mais timidement encore, d’un « nouveau Taëf », c’est-à-dire d’un nouvel accord entre les différentes parties libanaises, qui viendrait jouer le rôle de conférence de refondation du système politique.
Cependant, même s’il est bon d’applaudir déjà à une telle initiative sur le principe, il ne faudrait pas qu’elle réitère l’expérience ratée du dialogue, de cette dynamique parnassienne de pourparlers, rien que pour l’art de converser. L’initiative se doit d’être fructueuse. S’il existe un problème interne fondamental qui complique toute solution interlibanaise, on ne saura négliger le facteur externe, c’est-à-dire la lutte géopolitique régionale actuelle, qui entrave totalement la mise en place d’un règlement. Preuve en est, la solution au Liban dépend largement aujourd’hui d’un dialogue syro-saoudien, s’il faut en croire des sources ministérielles.
La grande faiblesse de Taëf, qui a ouvert la voie au rapt de l’accord par la Syrie, c’est qu’il n’a pas bridé les aspirations et les appels d’empire des puissances régionales, qu’il n’a pas mis le pays à l’abri du rapport de force international. En 1989, jugeant un accord interne incomplet pour résoudre la crise, le sociologue Theodor Hanf avait préconisé, dans un article publié par La Revue des deux mondes, l’idée d’une deuxième conférence, d’un deuxième accord sur le Liban, non plus entre les acteurs internes, mais entre les différentes puissances régionales, pour immuniser, sanctuariser définitivement le Liban. Sans quoi ce dernier continuerait à être victime des velléités des uns, des complexes des autres et des fantasmes de chacun.
Dix-sept ans plus tard, un tel accord semble plus que jamais d’une nécessité incontournable pour que les acteurs libanais puissent édifier un nouveau pacte interne, pour que le système puisse trouver un nouveau rééquilibrage. Mais dans un cadre de neutralité, et, pourquoi pas, avec une nouvelle formule de décentralisation administrative et politique suffisamment poussée pour permettre aux différents acteurs de coexister sans tension.
Michel HAJJI GEORGIOU